Se faire solidaire de toute la réalité de l’homme

Pour apprendre à prier il faut tout d’abord se faire solidaire de toute la réalité de l’homme, de sa destinée et du monde entier, l’assumer totalement. Et c’est là l’acte essentiel que Dieu a accompli dans l’incarnation. C’est l’aspect total de ce que nous appelons l’intercession. Ordinairement, quand nous pensons à l’intercession, nous pensons qu’elle consiste à rappeler poliment à Dieu ce qu’il a oublié de faire. L’intercession consiste à faire un pas qui nous porte au cœur des situations tragiques, et un pas qui a la même qualité que le pas du Christ qui est devenu homme une fois pour toutes. Nous devons faire un pas qui nous porte au cœur des situations dont plus jamais nous ne pourrons sortir : une solidarité, chrétienne, christique, qui est simultanément orientée vers deux pôles opposés : le Christ incarné, vrai Homme et vrai Dieu, est totalement solidaire de l’homme dans son péché lorsqu’il se tourne vers Dieu, totalement solidaire de Dieu lorsqu’il se tourne vers l’homme. C’est cette double solidarité qui nous fait en un sens étranger aux deux camps et en même temps uni aux deux camps : ce qui est notre situation chrétienne de base.

Vous me direz : « Que faire ? » Eh ! bien, la prière naît de deux sources : ou bien c’est l’émerveillement que nous avons de Dieu et des choses de Dieu — notre prochain et le monde qui nous entoure, malgré ses ombres ; ou bien, c’est le sens du tragique, le nôtre et celui des autres surtout. Berdiaev disait : « Lorsque j’ai faim c’est un fait physique ; si mon voisin a faim, c’est un fait moral. » Voilà le tragique, tel qu’il nous apparaît à chaque instant. Mon voisin a toujours faim ; il n’a pas toujours faim de pain, il a quelque fois faim d’un geste d’humanité, d’un regard affectueux. Eh ! bien, c’est là que commence la prière, dans cette sensibilisation au merveilleux et au tragique. Tant qu’elle subsiste, tout est facile : dans l’émerveillement nous prions facilement, comme nous prions facilement lorsque le sens de la tragédie nous empoigne.

Antoine de Souroge, Métropolite de l’Eglise orthodoxe russe à Londres

(1914-2003)